Santé Sécurité vers un changement de logiciel ?
Retour sur la journée santé sécurité du groupe EDF du 27 juin 2018
Vers un changement de logiciel ?
… DE SÉCURITÉ à SANTÉ
En ouvrant la journée santé sécurité du groupe EDF, Christophe CARVAL, DRH du Groupe, a choisi de la placer sous les auspices de la vigilance partagée, qu’il entend mettre au cœur de la politique santé sécurité. Arguant que « tout est écrit depuis longtemps », il s’interroge sur la capacité de chacun à mettre en œuvre ce qui est écrit. En posant ouvertement la question du travail prescrit confronté au travail réel, les salariés et les managers vont-ils enfin pouvoir parler des arbitrages en situation de travail ? La priorité sécurité – et désormais santé – affichée par les dirigeants peut-elle vraiment prendre le pas sur les priorités stratégiques et financières ?
Se sont succédé à la tribune les responsables santé sécurité du groupe, des responsables RH dont Mickaele GUÉGAN pour ÉNÉDIS, des dirigeants ayant réussi une transformation de la culture de sécurité, des membres du CEE (Comité d’Entreprises Européen) dont Thierry BLANCHARD, représentant CFE Énergies. Ils ont échangé sous le regard de deux observateurs externes : un représentant de l’association MASE (qui labellise les sous-traitants des grands groupes dans le domaine de la santé et la sécurité) et un intervenant de l’ICSI (institut pour une culture de santé et de sécurité) qui accompagne les grands groupes industriels vers une culture de sécurité intégrée.
ABANDONNER SES HABITUDES
Les enjeux sont énormes : le groupe EDF compte encore 15 morts par an, dont la moitié en lien direct avec l’activité professionnelle, ce qui est inacceptable pour une industrie qui vise l’excellence en santé sécurité. Notons que certains dirigeants établissent encore un lien direct entre le Taux de Fréquence (TF) et le nombre d’accidents mortels ou très graves. Il est apparemment très difficile d’abandonner un indicateur qui a si longtemps servi au pilotage de la sécurité. En effet, l’ambition du groupe en termes de santé et sécurité est encore présentée comme un objectif en termes d’indicateurs : TF<1, nombre de jours d’absence maladie par salarié proche de 8, zéro accident mortel. Il s’agit « d’éradiquer » des chiffres, comme une maladie contagieuse.
En mettant l’accent sur les indicateurs comme objectifs à atteindre, alors qu’ils ne sont que les constructions d’un état abrégé (et donc faux) d’une manière de voir rassurante, le groupe encourage à s’intéresser au chiffre plutôt qu’à la réalité, c’est à dire au reflet plutôt qu’aux personnes. Cela a déjà conduit, par le passé, à travailler artificiellement le chiffre (par exemple en sous-déclarant les accidents).
Et quel autre objectif, une fois énoncé en chiffre, peut être éthiquement acceptable que « zéro accident » ?
En faisant la part des choses et en acceptant d’énoncer que l’accent doit être mis sur les accidents les plus graves, ceux qui font des morts et génèrent de lourds handicaps, le groupe accepte enfin de traiter différemment l’inacceptable et le « lot quotidien », qui peut certes engendrer des arrêts de travail mais ne porte pas une atteinte définitive à l’intégrité des personnes. Il ouvre la porte à une réelle gestion des priorités, plutôt qu’à la « chasse au TF ».
Le dogme de la Pyramide des accidents (dite Pyramide de BIRD) en prend un coup : ce n’est pas parce qu’il y a moins d’accidents bénins ou de situations dangereuses qu’il y a moins d’accidents mortels. En témoigne la situation d’une Direction régionale d’ÉNÉDIS dont le TF à zéro depuis plusieurs années n’a pas empêché la survenue d’un accident mortel.
Reste à déterminer à quel point les vieilles habitudes auront la vie dure, à quel rythme on cessera de compter sans discernement les chevilles foulées comme les membres amputés. De quelle manière les dirigeants de la production et de la distribution oseront briser le tabou du TF aussi bas que possible, en choisissant de bâtir la confiance et de préserver la santé de leurs collaborateurs.
ET POUR LES PRESTATAIRES
Prestataires et sous-traitants. C’est un fait largement reconnu et souvent dénoncé, le recours des IEG à des entreprises sous-traitantes ou prestataires ne cesse de croître, les différentes entreprises de la Branche préférant se recentrer sur leur « cœur de métier ». Parallèlement à cette externalisation, on a observé une amélioration du niveau de sécurité des entreprises de la branche. Il est tentant de lier externalisation des activités dangereuses et amélioration de la sécurité des salariés des IEG.
Cependant les choses évoluent : les indicateurs de sécurité (notamment le TF et le tout nouveau LTIR intègrent désormais les activités des entreprises prestataires. La difficulté est ici d’estimer le nombre d’heures de travail des sous-traitants, par définition inconnu de l’entreprise donneuse d’ordre ; cette dernière ne connaît en effet qu’un volume financier. On procède donc par approximation pour évaluer les heures des prestataires.
Malgré cela, l’objectif de disposer d’un indicateur global prenant en compte le travail de tous ceux qui contribuent à l‘activité est louable dans la mesure où il ne rejette plus une « faute » professionnelle sur un interlocuteur totalement externe.
Reste à savoir de quelle manière accompagner les entreprises prestataires pour leur permettre d’atteindre le niveau de sécurité attendu. L’association MASE, qui œuvre dans ce domaine, a donné des pistes d’actions. Mais si la quasi-totalité des centres de production nucléaire adhère à MASE, il n’en va pas de même dans les autres entreprises du groupe encore frileuses à investir dans ce champ, réticentes à une logique de labellisation.
LIER SÉCURITÉ ET SANTÉ
Que penser des outils et de la feuille de route ?
A court terme, le groupe se fixe 5 objectifs :
- BEST (voir encadré),
- la prévention et le contrôle des pratiques addictives
- la prévention des maladies à la fois les plus graves (cardio-vasculaires) et des plus fréquentes (troubles musculo-squelettiques, troubles psychiques),
- le développement du leadership
- le maintien dans l’emploi.
BEST
L’intérêt de ces objectifs est qu’ils rééquilibrent les approches santé et sécurité. De ce point de vue, la présence de responsables RH, de nombreux médecins et de représentants du personnel a mis en évidence tout l’intérêt d’une approche conjointe santé et sécurité. Les entreprises du groupe les plus engagées et les plus en avance sur le plan de la sécurité, comme EDF ENERGY ou EDISON, conviennent de l’intérêt à se pencher sur la santé, à une époque où on prolonge considérablement la vie professionnelle des métiers qui exposent le plus à une détérioration de la santé. De ce point de vue, on a entendu peu de choses marquantes sur le stress et les risques psycho-sociaux, preuve s’il en est qu’il y a encore du chemin à parcourir.
BEST est une démarche, un cadre de cohérence qui doit en principe permettre à toutes les entreprises de s’auto-évaluer afin de repérer ses axes de progrès. Reste à savoir quel chef d’orchestre pourra fixer un tempo commun à l’horizon de 2030.
DES PRATIQUES INSPIRANTES
Apports d’EDF ENERGY et d’EDISON
Souvent citée en exemple et montrée comme ayant réussi une transformation spectaculaire de la culture de sécurité en un temps relativement court, EDF Energy est aujourd’hui en mesure d’analyser les déterminants qui ont permis à la fois un retournement de situation et l’inscription dans la durée de pratiques et l’évolution de la culture. Le premier déterminant est la situation de crise aiguë qu’a connue EDF Energy : 5 accidents très graves ou mortels en un temps bref, qui appelaient à un changement radical. Ce changement, dont le plan a été construit en moins d’une semaine, a mis 2 ans à s’inscrire dans la réalité du travail. Deux ans pendant lesquels le second déterminant s’est mis en mouvement : l’implication personnelle des dirigeants, jusqu’à ce qu’il soit possible pour un technicien de faire observer à un directeur que son comportement n’était pas « safe ». Urgence et leadership semblent donc indispensables dans le contexte culturel britannique.
En irait-il de même en France ? Comme le fait observer l’animateur David Sullivan, dans le cadre britannique la décision a initié l’action, alors qu’en France, dans la majorité des cas, la décision est « une bonne base de discussion ». Boutade, certes, mais les dirigeants du groupe EDF sont-ils capables de se remettre personnellement en cause ? Les techniciens disposent-ils des ressources et de la confiance leur permettant d’interpeler directement un dirigeant ?
En Italie, Edison a engagé un travail moins spectaculaire mais néanmoins remarquable en matière de sécurité en écartant en amont les prestataires négligents et en travaillant sur la notion de santé globale afin de rééquilibrer les efforts sécurité et santé. Un travail de gamification ouvre également des perspectives intéressantes avec un « escape game » consacré aux questions de sécurité.
Exemples : |
PRENDRE DU RECUL GRACE A NOS PARTENAIRES
Le regard critique de MASE et de l’ICSI
Deux structures extérieures au groupe, mais partenaires à divers titres, étaient présentes tout au long de la journée et sont intervenues à plusieurs reprises au cours des débats.
MASE est un groupement d’associations loi 1901 dont les membres sont des entreprises utilisatrices et des entreprises sous-traitantes. MASE a pour objet l’amélioration permanente et continue des performances Sécurité Santé Environnement des entreprises, en mettant en œuvre un référentiel et proposant une labellisation aux entreprises sous-traitantes, accompagnées tout au long de leur progression. La plupart des CPN adhèrent à MASE, ce qui leur permet de travailler les relations avec les entreprises sous-traitantes dans un cadre opérationnel. Nicolas CHOTEAU, pour MASE, a commenté l’intérêt d’une « mise en musique », au moyen d’un système de management, des démarches visant à améliorer la santé et la sécurité. Entre entreprises utilisatrices et sous-traitantes, l’un des enjeux est ainsi la possibilité d’un langage commun.
L’ICSI (Institut pour une Culture de Sécurité Industrielle) est également une association loi 1901, fondée par des industriels, des chercheurs et des collectivités territoriales à la suite de graves accidents industriels comme celui d’AZF en 2001. EDF fait partie de ses membres fondateurs.
Ivan BOISSIERES, directeur général de l’ICSI, a proposé un regard sur les débats en évoquant quelques pistes qui permettraient à EDF de rejoindre le petit groupe des leaders en sécurité.
Au cœur de cette perspective, des ressources pour mettre en œuvre une culture de sécurité que les dirigeants appellent de leurs vœux sans toujours comprendre ce dont il s’agit. Balayant au passage l’intérêt de notions comme le TF et la pyramide de BIRD, il a martelé la nécessité absolue d’identifier les risques majeurs et de s’y tenir, l’intérêt d’un management participatif pour construire une culture de sécurité, l’enjeu énorme que représente, à tous les niveaux, la définition des priorités d’une façon claire et explicite pour tous, l’importance de collectifs forts mais aussi du leadership.
S’étonnant de ce que l’excellence acquise par EDF en sureté ne « percute pas » sur l’excellence en santé et sécurité, il a rappelé que cette dernière se construit sur le trépied de la technique, du système de management et des facteurs humains et organisationnels. Si la sécurité réglée et les règles pour éviter les accidents graves sont essentielles et doivent être observées sans faille, seule la « sécurité gérée » (par ceux qui la pratiquent au jour le jour) permet la gestion des aléas.
Le management top-down observé dans le groupe EDF est ainsi de nature à déresponsabiliser les acteurs, sans jamais s’interroger sur les causes profondes du non-respect des règles. Tout en admettant qu’il peut être long et parfois compliqué d’adopter un programme de long terme partagé parce que co-construit, c’est ce qu’il appelle de ses vœux pour l’entreprise.
CETTE MISE EN PLACE DOIT PASSER PAR UNE VOLONTÉ AFFICHÉE DU TOP MANAGEMENT
Le point de vue de la CFE Énergies sur la journée
Que le top management du groupe EDF accepte de s’entendre dire qu’il a adopté des stratégies inadaptées en termes de santé et sécurité des personnes peut paraître décisif, à ce détail près que le dirigeant qui a introduit la journée n’est pas resté jusqu’à la fin de cette journée pour entendre ces propos. C’est dommage.
Et pourtant, au moment où chacun répète qu’on doit à tout prix faire évoluer la culture de sécurité dans l’entreprise, il est indispensable, comme le montre l’expérience d’EDF ENERGY, que le top management s’implique personnellement
Si le groupe parvient à s’inscrire dans la durée (au moins 10 ans), la possibilité de faire évoluer la culture de sécurité dans l’entreprise devient enfin un but accessible. A condition que cette priorité prenne bien le pas sur TOUTES les autres. Cela signifie que la santé des salariés n’a plus valeur d’échange, n’est plus un objet de négociation. Voulons-nous nous donner les moyens de mettre les vies humaines au-dessus de tout le reste ?
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Article signé : Isabelle LE BIS